Un beau soir de septembre, nous avons eu la visite de M. Vincent, l’archiviste de la
Préfecture, qui avait au village une belle situation morale. Il était accompagné par Mond.
Mon père, Joseph, les avait fait asseoir sous le figuier ; il est allé appeler l’oncle Jules, que
j’ai suivi aussitôt. M. Vincent parlait sérieusement, et même avec une certaine inquiétude,
pendant que l’oncle débouchait une bouteille de vin blanc.
– Voilà ce qui se passe, dit M. Vincent. Cette année, notre Concours de Boules sera
particulièrement important. Le village donne un prix de deux cents francs, la Mairie nous
a accordé une subvention de deux cent cinquante francs, ce qui fait quatre cent cinquante francs.
Nous avons déjà reçu l’inscription de trente équipes, et je pense que dimanche nous serons
à quarante. À dix francs par équipe, cela fait quatre cents francs de plus. Nous avons diminué
le second prix afin de gonfler le premier, qui sera de sept cent cinquante francs.
– Peste ! a dit l’oncle Jules, ce n’est pas une bagatelle !
– Remarquez, dit M. Vincent, que le Cercle fait une bonne affaire ; c’est l’importance
du premier prix qui a attiré quarante équipes, c’est-à-dire cent vingt joueurs, et sans doute autant
de curieux, ce qui nous promet au moins trois cents apéritifs, une centaine de déjeuners, et cent
bouteilles de bière : l’argent que nous avons mis de notre caisse sera largement récupéré, mais
ce qui nous embête, c’est que Pessuguet est venu se faire inscrire, et c’est lui qui va gagner
les sept cent cinquante francs. Le village avait formé six équipes, dont trois n’avaient
absolument aucune chance de gagner une seule partie.
Ce Pessuguet, c’était le facteur d’Allauch, qui frappait cinq boules sur six. Avec Ficelle
et Pignatel, ils étaient la terreur des banlieues, et on disait que c’étaient de « vrais professionnels ».
– Ma foi, a dit Joseph, je les ai vus jouer l’année dernière. En finale, ils ont battu l’équipe
d’Honoré, qui d’ailleurs n’a pas eu de chance. Ces étrangers sont assez adroits, mais il m’a
semblé qu’ils avaient surtout beaucoup de malice. À mon avis, ils ne sont pas imbattables.
Et il a fait un petit sourire qui m’a beaucoup plu.
– Bravo ! s’est écrié M. Vincent. Voilà comment il faut parler ! Malheureusement, a dit mon
père, nous ne nous sommes pas du tout entraînés.
– Il vous reste six jours pour vous entraîner et pour étudier de près le terrain du Cercle,
où se joueront les dernières parties.
– Il faut essayer, dit Mond. Qu’est-ce qu’on risque ?
– On risque de gagner sept cent cinquante francs, dit l’oncle, ou alors les deux cents francs
du second prix : ça serait déjà une consolation !
C’est à six heures du soir que la dernière partie a commencé. La finale opposait l’invincible
équipe de Pessuguet, qui avait triomphé facilement de ses adversaires, et notre chère équipe des
Bellons. Par malheur, la chance n’était pas de notre côté. Pessuguet ne pouvait contenir de petits
éclats de rire sarcastiques quand la boule de Mond revenait en arrière après avoir touché le sol.
Joseph était pâle et l’oncle Jules rouge comme un poivron. L’équipe de Pessuguet a vite marqué
huit points. Je tremblais de rage, à cause de la chance insolente de ces étrangers et de
l’incroyable infortune des nôtres. L’oncle Jules, après avoir longuement examiné le terrain,
a lancé sa boule si haut qu’elle a frappé la branche d’un platane qui a failli lui tomber sur
la tête ; heureusement elle était forte.
d’après Marcel Pagnol, Le temps des amours